JV/Musique

Évolution des techniques sonores du jeu vidéo illustrée par le générique de Monkey Island

La partie sonore (musique et bruitages) des jeux vidéo a considérablement évolué depuis les premiers jeux. Leurs autres composantes comme le graphisme, l’animation ou le gameplay ont également connu une évolution, fortement liée à la puissance toujours accrue des processeurs équipant les machines. Mais le son est un domaine où ces machines disposent désormais d’assez de puissance pour égaler en qualité acoustique d’autres supports audiovisuels qui leurs sont contemporains comme le CD ou le DVD.

Pour le dire plus simplement, plus rien n’oblige les musiques de jeux vidéo à sonner comme des musiques de jeux vidéo, ni les bruitages à se limiter à quelques bips. Il est aujourd’hui possible de faire lire à nos machines, pendant le jeu, des musiques enregistrées en studio par des musiciens jouant de tous les instruments possibles alors qu’hier le processeur sonore de l’ordinateur était chargé de générer chacun des sons, et de les jouer selon la partition programmée par le musicien.

La créativité des réalisateurs des bandes sonores de jeux vidéo est donc aujourd’hui beaucoup moins soumise à la technique inhérente à leur support. Il subsiste certes encore quelques contraintes particulières toujours liées à la puissance de calcul des machines: le nombre de bruitages simultanément jouables est toujours limité par exemple. Mais globalement, il est (serait?) techniquement possible d’atteindre pour un jeu vidéo la qualité de finition remarquable des univers sonores des films de David Lynch, pour reprendre cet exemple emprunté à Steven Poole.

J’aimerais dans ce billet tracer un aperçu de l’évolution des différentes possibilités techniques offertes au cours du temps par les machines de jeu. Je me focaliserai sur les ordinateurs familiaux de la fin des années 1980 à la fin des années 1990 et m’appuierai sur des exemples tirés de The secret of Monkey Island édité pour la première fois en 1990 par LucasArts. Les rééditions et adaptations de ce jeu d’aventures (« a graphic adventure by Ron Gilbert« ) sur différentes machines vont me fournir de quoi illustrer les mutations que je viens d’évoquer en vous faisant entendre des extraits de la fameuse musique d’introduction composée par Michael Land.

I) Les instruments de synthèse (ou soundchip)

C’est en 1990 qu’est édité Monkey Island sur l’ordinateur Atari ST. Cette machine sortie en 1985 était équipée d’un processeur sonore de type Yamaha YM2149 capable de générer trois signaux carrés simultanés. Un signal sonore carré est un signal périodique qui permute alternativement entre deux valeurs (haut et bas) avec une durée de transition négligeable.

Un son carré :
signalcarre.mp3

En clair : ce processeur était capable de générer des sons à la couleur très synthétique. Trois à la fois uniquement, on dit que l’atari ST disposait de trois voix. Il fallait alors beaucoup d’ingéniosité et de talent aux musiciens/programmeurs pour générer des sons différents, les utiliser comme des instruments et les assembler en mélodies. Voici celle de Monkey Island, sur Atari ST : tsomi.mp3. N’est-ce pas exquis? C’est ce qu’on appelle de la musique soundchip (processeur sonore en anglais) car elle utilise des sons/instruments générés par la machine.

A la même époque que l’Atari ST on trouvait un autre ordinateur d’architecture sensiblement équivalente: le commodore amiga.

II) Les instruments échantillonés

[◎] Le processeur sonore de l’amiga s’appelait paula. Outre un nom plus sympathique qu’ym2149, son organe vocal était également plus musclé. Ce processeur était lui aussi capable de synthétiser des sons, mais également de rejouer des enregistrements échantillonés! Pour faire court, un son échantilloné est un son « réel » qu’on a capturé avec un microphone relié à l’ordinateur. Les sons échantillonés (samples en anglais) sont ainsi bien plus réalistes que les sons de synthèse générés par les soundchips.
Cependant, un son échantilloné prend de la place, les supports de stockage et la mémoire des ordinateurs de cette époque ne permettaient pas de mettre de longs enregistrements sur une disquette. Le temps disponible se compte en secondes et bien qu’on aurait pu imaginer mettre une voire deux minutes de musique échantillonée à très faible qualité sur une disquette, il n’y aurait plus eu de place libre pour le reste du jeu, les graphismes et le programme.
Pour réaliser la musique des jeux amiga, les musiciens de l’époque ne pouvaient donc pas faire jouer un orchestre et tout enregistrer. Ils utilisaient alors de très courts échantillons d’instruments. Une caisse claire, une cymbale, une flûte, une basse, etc. L’amiga était capable de jouer quatre de ces échantillons à la fois, en boucle, et en les faisant varier de tonalité.
Ensuite, pour composer la musique, il s’agissait là aussi d’agencer ces instruments pour en faire une mélodie. La différence principale venait donc de la possibilité d’utiliser des instruments échantillonés en plus d’instruments synthétisés. En terme de bruitages, les possibilités étaient également bien plus riches qu’avec de la synthèse sonore. Voici la musique du générique de Monkey Island jouée par un Amiga : tsomi_amiga.mp3. Vous remarquez que les instruments, et en particulier les percussions, sont nettement plus réalistes, la basse est plus ronde. Même si le tout manque un peu de souplesse, que les notes sont comme juxtaposées, jouées les unes après les autres de façon assez mécanique, c’était à l’époque véritablement épatant comparé aux bips soundchip. La qualité des techniques utilisées dans le jeu vidéo était encore loin d’égaler celle des autres documents audiovisuels qui lui était contemporains comme la cassette audio ou vhs. Et tout ce qui tendait à simuler au mieux la « réalité », ou du moins à réduire cet écart entre le jeu vidéo et les autres supports audiovisuels, était source d’excitation et d’admiration.
Aujourd’hui en 2006, nous n’entendons plus ces échantillons de la même oreille. Nous sommes habitués aux enregistrements numériques haute fidélite qui surpassent en qualité ces techniques de la fin des années 1980. La fréquence réduite des échantillons amiga, leurs boucles parfois mal agencées ou trop flagrantes me font penser que les bips carrés des vieux processeurs sonores, extrêmement synthétiques, ont peut-être mieux vieilli. De nos jours, les ymrockerz qui composent sur atari st ou le collectif 8bitpeoples dont les membres utilisent souvent de nombreuses machines de différentes époques témoignent de l’actualité de ces sonorités.

III) L’hétérogénéité sonore des compatibles PC du début des années 1990

Le premier Monkey Island fut également édité sur les compatibles PC en 1990. Avant la fin des années 80, les ordinateurs PC étaient très peu utilisés pour le jeu et en général équipés d’un simple haut-parleur interne ponctuant les messages d’erreurs d’un petit bip. Ce haut parleur très limité ne disposait que d’une seule voix! Puis des constructeurs comme Adlib ou Creative Labs proposèrent plusieurs modèles de cartes sons pour PC.

Une des normes utilisées à cette époque est la norme MIDI (Musical Instrument Digital Interface), c’est un protocole de communication entre instruments de musique électroniques. La musique du jeu était donc programmée sous forme d’un fichier midi, qui envoyait à l’ordinateur des instructions pour jouer telle note, par tel instrument. L’ordinateur envoyait ensuite la demande à sa carte son, qui jouait les sons demandés. Mais l’hétérogénéité de ces cartes faisait que d’un PC à l’autre, le rendu sonore d’un même jeu pouvait varier de façon sensible.

A) Le soundchip à la puissance PC : la carte AdLib (1987)
[◎] Cette carte était capable de synthétiser des sons sur le même principe que le soundchip de l’atari ST mais elle était bien plus puissante: le nombre de voix était plus élevé (9 contre 3) et il était possible de générer des sons sinusoïdaux, plus ronds et chaleureux que les ondes carrées de l’atari ST, ainsi que d’autres bruits plus évolués encore, et combinables entre eux.

Un son sinusoïdal :
signalsinusoidal.mp3

Voici un extrait de la musique de Monkey Island interprété par un PC équipé d’une de ces cartes : adlib_monkeyisland.mp3

B) Les instruments échantillonés, version PC : Awe32 (1993) et Ultrasound (1995)
[◎] D’autres cartes sons plus puissantes encore firent leur apparition quelques années plus tard. Elles disposaient de beaucoup de mémoire, dans laquelle étaient stockés plusieurs échantillons correspondants aux instruments reconnus par la norme midi. Vous avez reconnu la technique des instruments échantillonés déjà utilisée sur l’amiga, mais le nombre de voix était cette fois bien plus élevé : jusqu’à 32 voix pour la carte soundblaster awe32 par exemple.

Revoici notre extrait musical, interprété par une carte awe32 : awe_monkeyisland.mp3 et par une carte Gravis Ultrasound : gus_monkeyisland.mp3. Avez-vous remarqué à quel point les différences sont notables entre ces trois cartes pour PC jouant la musique d’un même jeu?

C) Et votre propre machine ?
Nos ordinateurs sont aujourd’hui encore équipés d’une carte son, souvent intégrée à la carte mère. N’êtes-vous pas curieux de savoir comment votre machine interprèterait la mélodie de Monkey Island? Pour le découvrir je vous propose de télécharger ce fichier midi. Votre ordinateur va ensuite le jouer, et vous pourrez juger du rendu par rapport aux anciennes cartes son que nous venons d’écouter. Remarquez au passage la taille ridicule de ce fichier : la musique dure 3 minutes et le fichier pèse 30 KiloOctets. Un mp3 stéréo de qualité CD pèserait environ 3 MégaOctets, c’est-à-dire 100 fois plus! Pourquoi le fichier midi est-il si léger? Souvenez-vous, il ne contient pas d’échantillons, seulement quelques instructions destinées aux instruments électroniques, c’est pourquoi il est bien moins volumineux qu’un mp3 qui lui est un enregistrement de musique, un énorme échantillon!

En 1991 un deuxième épisode de Monkey Island sera publié sur Amiga et PC, les techniques sonores utilisées sont les mêmes que celles que nous venons de décrire.

IV) Depuis la deuxième moitié des années 1990 : L’échantillonage longue durée et haute fidélité grâce au CD-Rom

A) Les prémisses
Dès 1992, Monkey Island sera réédité sur support CD-rom. Ce support permettant de stocker des données informatiques et du son, la réédition bénéficiait d’une musique orchestrale, enregistrée au format CD audio! En 1992 les PC équipés pour cela était encore réservées aux plus fortunés des passionnés (et inversement), mais peu à peu en quelques années les lecteurs de CD-rom ont équipé un nombre croissant de machines jusqu’à ce qu’elle en soit toutes pourvues.
Ce que l’amiga laissait entrevoir une poignée d’années auparavant était désormais une réalité : stocker et faire rejouer à l’ordinateur des échantillons sonores de plusieurs minutes, en haute qualité!
Écoutez la version réorchestrée et enregistrée sur Compact Disc de notre hymne d’aventures ludico-caraïbes : track17.mp3.
Depuis ces années, les instruments, musiques et bruitages de jeux vidéo ne sont donc plus générées par la machine. Il s’agit d’enregistrements en studio sous différents formats numériques (wav, mp3, etc.) et rejoués pendant le jeu.

B) De nos jours
En 1997 LucasArts édite un troisième épisode de Monkey Island, sur PC (l’amiga et l’atari étant morts depuis une éternité : quatre ans). La bande son comi.mp3 utilise la même technique que la réédition de 1992 mais le résultat est plus riche, on entend de nombreux bruitages synchronisés avec les animations et pour la première fois dans l’histoire de la série tous les dialogues sont parlés! Les personnages en viennent même à chanter sur la musique : comi-04-A Pirate I Was Meant to Be.mp3 !

Mesurez-vous bien que seules 7 années se sont écoulées entre ce dernier extrait chanté et les bips carrés de l’atari ST ? J’espère que ce petit dossier aura su mettre en lumière que malgré son jeune âge, le jeu vidéo a déjà une histoire et a connu de nombreuses évolutions techniques.
On peut justement penser qu’aujourd’hui cette technique sonore du jeu vidéo a atteint un plafond. Elle a en tout cas rejoint en qualité acoustique, comme je le disais en introduction, celle d’autres supports dédiés à la reproduction d’enregistrements musicaux (CD audio, lecteurs mp3). À qualité technique équivalente, ce n’est plus tant la puissance des machines qui fait aujourd’hui évoluer la bande son des jeux vidéo, mais bien la créativité des musiciens.

THE END

sources : Le ScummBar, Phonomenal, Sagamonkey, WorldOfMonkeyIsland, LaCaverneDeGuybrush, Abcélectronique, VideoGameSheetMusic

[tags]Monkey Island, soundchip, ron gilbert, michael land, atari st, ym2149, amiga, paula, adlib, awe32, gus, cd-rom[/tags]

Pour les courageux qui sont encore là, voici un petit bonus vidéo :